18/04/2020
Historiettes, contes et vaticinations (5)
Une petite histoire déjà mise en ligne sur ce blog le 21/04/2006 :
La thérapie
Une salle avec un pupitre derrière lequel une femme d'une cinquantaine d'années se tient debout, sourire aux lèvres, devant elle, un parterre d'une trentaine de chaises à moitié occupé.
L'animatrice, rayonnante :
- Bonsoir à tous et merci d'être venus aussi nombreux encore une fois. Ce soir, nous accueillons un nouvel ami ; je vous présente Pharamond.
Au premier rang un homme se lève et va rejoindre le pupitre, embarrassé.
Le public, en chœur :
- Bonsoir Pharamond !
L'animatrice s'écarte avec un large sourire et laisse la parole au susnommé.
Celui-ci, après s'être raclé la gorge :
- Bonsoir à tous... euh... je ne sais pas trop par quoi commencer... C'est un peu confus pour moi... bon, tant pis ! je me lance. Voilà, ça doit maintenant remonter à 2 ou 3 ans, ça a commencé parce que le soir je n'avais plus envie de regarder la télé. Au début, je n'ai pas fait attention, c'était que de temps en temps, ensuite c'était de plus en plus souvent, et puis j'ai finis par ne plus la regarder du tout. À la place je lisais, je surfais sur le net ou j'allais voir des amis. Quoique, malheureusement, chez eux il y avait souvent la télé allumée, et ça m'agaçait. Il m'arrivait parfois - j'ai honte de le dire - de leur demander de l'éteindre puisque personne ne la regardait, ni eux ni leurs enfants, qui de toute façon l'avaient dans leur chambre.
Dans le public, certains hochent la tête pour acquiescer, en connaisseurs.
- Oui, j'ai fait ça... et même bien pire ensuite. Des choses bizarres se passaient en moi, je n'arrivais plus à écouter la radio sans trouver affligeant ce que disaient les animateurs qui, les pauvres, - j'en ai conscience maintenant - ne faisaient que leur travail, c'est-à-dire amuser leurs auditeurs. Les journaux me paraissaient tout à coup remplis de mensonges, les discussions amicales autour d'un verre, truffées de lieux communs et d'incohérences.
Il s'arrête une seconde, boit une gorgée à la bouteille d'eau minérale certifiée "commerce équitable" placée devant lui et reprend :
- Et puis ça a été la dégringolade, tel copain d'enfance devenu responsable marketing dans une boîte d'informatique, une personne estimable entre toutes, m'apparut soudain fat et inintéressant, tel autre qui me racontait régulièrement ses ébats sexuels dans le détail et les subtiles astuces sans cesse renouvelées pour tromper sa femme me parût tout à coup immorale et même vaguement répugnant. Je n'étais plus moi-même. Un soir, alors qu'une ex était venue chez moi pour me raconter ses déboires amoureux comme à chaque fois qu'un ignoble macho la larguait, je me suis endormi sur le canapé en l'écoutant alors qu'il n'était à peine que 3 ou 4 heures du matin... Oh ! que j'ai honte, si vous saviez comme j'ai honte ! Parfois, c'est comme si quelqu'un d'autre parlait avec ma bouche sans que je puisse rien faire, et je disais des trucs affreux, qui font mal. Un soir, j'ai dit à des amis - puissent-ils me pardonner - qui voulaient offrir un DVD de Bigard à leur grand-mère que personnellement je le trouvais de moins en moins drôle et de plus en plus vulgaire. Une autre fois, j'ai dis à ma nièce que je n'aimais pas Patrick Bruel, oui, vous avez bien entendu : Patrick Bruel, un gentil gars comme lui qui chante avec les Enfoirés. J'ai même - quelle horreur ! - ouvert un blog.
Dans le public il y a des "Oh !" choqués mal retenus.
- J'y déversais ma méchanceté, ma haine pathologique du monde et de mes semblables, avec dans l'idée - j'en suis sûr maintenant que j'y vois plus clair - de blesser mes contemporains, de salir toutes ces personnalités qui ne pensent qu'à notre bonheur.
Il s'arrête encore, essoufflé, puis reprend, la gorge un peu nouée :
- Je crois aussi que je voulais entraîner d'autres personnes avec moi. Je sais, c'est dégueulasse, mais je l'ai fait. J'étais devenu une bête immonde, un suppôt du mal. Oh ! par pitié, ne riez pas. Ces mots me semblent bien faibles par rapport à ce que j'étais devenu. J'en étais venu à passer devant une affiche de de Villiers sans penser à l'arracher, à ne pas être attendri par une interview d'Emmanuelle Béart, à dire à des jeunes qu'il ne fallait pas croire tout ce qu'on entend et quantité d'autres choses aussi épouvantables... Il m'arrivait même d'être fier de moi à certains moments. Et puis un jour, je ne sais pas trop pourquoi, j'ai douté. Et un ami - l'un des rares qu'il me restait - me parla de l'AMPA, l'Association des Mal-Pensants Anonymes. J'ai tout d'abord refusé : "c'est vrai, il m'arrive de ne pas penser comme la plupart des gens, mais ça arrive à tout le monde !" ou "ce n'est que de temps en temps" ou encore "j'arrête quand je veux" et toutes les fadaises que l'on peut dire quand on est gravement malade... Et puis j'ai franchi le pas, et me voilà devant vous. J'espère n'avoir choqué personne. Merci.
Dans l'auditoire il y a une ou deux secondes de silence et puis ce sont les applaudissement et des "Bravo Pharamond !" L'animatrice s'approche du pupitre en applaudissant, attendrie.
- On applaudit bien fort Pharamond pour sa courageuse prestation.
Le public s'exécute, Pharamond baisse les yeux, ému.
- Nous souhaitons tous une bonne guérison à notre nouvel ami. Il va sans dire que j'ai bon espoir, il m'a confié qu'il recommençait déjà à regarder la télévision.
Pharamond gêné quoique flatté :
- Vous m'aviez promis de ne pas en parler la première fois.
L'animatrice, complice :
- Allons, il faut savoir se mettre en valeur pour progresser.
Puis, pour l'assemblée :
- C'est tout pour ce soir. Au revoir, merci à tous, et n'oubliez pas : à la semaine prochaine, même jour, même heure.
Le public se lève, certains vont serrer la main du héros de la soirée pour le féliciter ou échanger quelques mots avec lui, une femme s'essuie les yeux.
Sur le chemin du retour, la radio diffuse une chanson de Yannick Noah et quand elle s'achève Pharamond constate, euphorique, que l'idée de changer de station ne lui a même pas effleuré l'esprit. Peut-être même, se dit-il, ce week-end irait-il acheter l'album. Pourquoi peut-être ? C'était sûr et certain, il irait l'acheter ! Pharamond pense alors avec délectation qu'indéniablement il est sur la voie express de la guérison.
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17/04/2020
Chronique du temps de la Covid-19 (17)
Cela fait déjà un mois aujourd'hui que la France est confinée et moi avec. Je n'ai pas fêté l'événement.
22:10 | Lien permanent | Commentaires (22)
Promesses
19:17 | Lien permanent | Commentaires (15)
Historiettes, contes et vaticinations (4)
Une petite histoire déjà mise en ligne sur ce blog le 02/11/2008 :
L'intervention
Mathieu et ses parents étaient attablés autour de quelques tartines de pâté. Ces derniers temps n'avaient pas été faciles, le chômage, la crise, la vie chère... Mais on tâchait de faire front, vaille que vaille, en attendant des jours meilleurs. Mathieu était maintenant assez grand pour comprendre et il comprenait.
Tout à coup, la porte s'ouvrit avec fracas et des hommes en tenue de commando entrèrent dans l'appartement.
- Police ! Que personne ne bouge !
Le père commit l'erreur de se lever, le couteau avec lequel il faisait les tartines encore à la main. Il n'eut pas le temps de dire un mot ; deux balles de fusil d'assaut le couchèrent pour toujours. Avant que Mathieu ou sa mère puissent faire quoi que ce soit, les baies vitrées donnant sur le balcon volèrent en éclats et d'autres commandos firent leur apparition au bout de cordes de rappel. La mère de Mathieu fut arrachée de sa chaise, jetée au sol et menottée. Malgré ses cris, on la traîna vers l'extérieur, le corps de son mari suivit le même chemin.
- Secteur sécurisé, vous pouvez entrer.
Quelques secondes après, un homme en costume cravate entra, suivi de trois hommes portant de gros sacs et d'un photographe. On vida le contenu des sacs au milieu de la salle à manger en essayant de constituer une sorte de pyramide. L'homme en costume cravate prit place derrière le tas de conserves de nourriture et demanda à Mathieu de venir le rejoindre. Celui-ci, pétrifié de peur, n'avait toujours pas bougé de sa chaise et ne comprenait pas ce qu'on lui voulait. Le photographe dut l'accompagner en lui disant de ne rien craindre et que l'on faisait tout ça pour lui.
- Je vais commencer à prendre les photos... Monsieur le Maire, si vous voulez bien mettre votre bras autour de ses épaules.
Le flash crépita.
- Voilà, c'est fini.
Tout le monde sortit en parlant fort, laissant Mathieu seul, debout près de la pyramide de victuailles.
13:21 | Lien permanent | Commentaires (2)
Musique (532)
Brombaer
Broken Compass
Michael FK & Jellis
I Love You
nExow
Lake Control
11:28 | Lien permanent | Commentaires (14)
16/04/2020
Je plussoie (31)
"Avoir l'esprit ouvert ne signifie pas l'avoir béant à toutes les sottises"
Jean Rostand
"L'histoire, c'est la propagande des vainqueurs."
Ernst Toller
"Nous ne sommes plus heureux aussitôt que nous souhaitons être plus heureux."
Walter Savage Landor
"Une idée n'est pas responsable des gens qui y croient."
Don Marquis
"Les hommes sont comme des moutons; il est plus facile d'en diriger un troupeau qu'un seul."
Richard Whately
"Le courage n'est pas l'absence de peur, mais plutôt le jugement que quelque chose d'autre est plus important que la peur."
Ambrose Redmoon
"Plus l'état est corrompu, plus nombreuses sont les lois."
Tacite
"La tolérance est souvent une forme du complexe de supériorité."
Réjean Lévesque
"Ce qui peut être affirmé sans preuve peut aussi être rejeté sans preuve."
Christopher Hitchens
21:47 | Lien permanent | Commentaires (34)
Historiettes, contes et vaticinations (3)
Une petite histoire déjà mise en ligne sur ce blog le 20/01/2007 :
Les cercles
Marc ouvrit les yeux, les cligna plusieurs fois avant de réussir à les garder entrouverts.
- Tu t’en vas ?
Stéphanie finissait d’enfiler sa jupe.
- Ouais.
- Tu peux rester un peu ?
- Non, j’ai des trucs à faire.
Marc n’insista pas et la regarda finir de s’habiller .
- On se voit ce soir au Pandémonium ? finit-il par demander.
- J’sais pas. Je t’appellerai.
Elle ramassa son sac et se pencha pour l’embrasser.
- Bon, je file.
- Fais gaffe à pas réveiller ma mère, elle doit encore pioncer.
Elle sortit et referma doucement la porte.
Il resta allongé, nu dans son lit défait, à se demander s’il allait essayer de se rendormir ou bien écouter de la musique. Il opta pour la deuxième solution et tâtonna sur le sol à la recherche de ses écouteurs. Bientôt les premiers accords de " The God of thunder " hurlèrent à ses oreilles. Il ferma les yeux et se mis à battre la mesure du pied en fredonnant :
I was raised by a demon
Trained to reign as the one.
I am the lord of the wasteland
A modern day man of steel
I gather darkness to please me
And I command you to kneel
Before the God of thunder
The God of rock'n'roll
- Bonjour Marc.
Il sursauta et rouvrit les yeux. Devant lui se tenait un homme qu’il n’avait jamais vu. Il s’arracha les écouteurs des oreilles.
- Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faîtes là ?
- Qui suis-je ? Tu peux me considérer comme un ami de passage. Ce que je fais là ? Je suis persuadé que tu le devineras très bientôt. Disons pour l’instant que je suis venu t’apporter certaines lumières.
Marc se redressa et ramassa un drap pour se couvrir le bas ventre.
- Quoi ? Je comprends rien à votre histoire, mais la porte est derrière vous, OK !
L’inconnu secoua la tête, l’air de dire que ce n’était pas des façons de se comporter.
- Bon, écoutez ... Monsieur "qui que vous soyez", vous allez me dire maintenant ce que vous faîtes ici exactement.
- Allons, Marc, est-ce bien raisonnable de parler ainsi à un ami ? Je me suis déplacé expressément pour que nous fassions une petite promenade tous les deux et voilà comment tu m’accueilles. Cela n’est pas grave. Mais maintenant, tu devrais t’habiller…Si tu veux, je me retourne.
- Attendez, y’a un truc que je pige pas là… A moins que… Je rêve. C’est ça, hein ? J’ai trop fumé hier et y’a un truc qui déconne dans ma tête. Hein ? Je vais me réveiller et tu seras plus là.
- Marc, tu vas finir par me vexer à me parler comme cela. Mais j’ai remarqué que tu me tutoyais, ce qui prouve que nous sommes sur la bonne voie. Cependant, nous perdons du temps et je te prierais de bien vouloir te presser.
L’intonation de la voix de l’inconnu avait changé, si jusqu’à présent elle était chaleureuse, elle était soudain devenue plus froide voire comminatoire et Marc se sentait de plus en plus mal à l’aise. Son regard parcourut la chambre à la recherche d’un objet qui aurait pu servir d’arme. Il s’aperçut alors que la pièce était éclairée d’une étrange façon comme si les meubles, les objets, et les murs eux-mêmes diffusaient leurs propres lumières.
- J’attends.
- Qu’est-ce qui se passe ici ? se mit à geindre Marc.
- Bon, résumons la situation. Surtout, n’hésite pas à m’interrompre si je fais une erreur, mais j’en doute fort. Tu t’appelles Marc, tu vis chez ta mère et tu es censé faire des études de philosophie, bien qu’à la faculté ta place reste souvent vide. Pour vivre tu revends des objets acquis de manière illicite et certaines substances prohibées. Mais cela m’importe peu, venons en à ce qui m’intéresse. Avec quelques amis, dont la charmante Stéphanie, vous fréquentez le Pandémonium, un bar gothique. Donc…
- Vous êtes flic ! hurla Marc en pointant l’index vers l’inconnu, trop heureux d’avoir trouvé une explication à peu près vraisemblable.
- Pas le moins du monde. Donc, disais-je, puisque tu sembles expert en diablerie, je suis venu pour que tu puisses parfaire tes connaissances grâce à une petite promenade en enfer.
- Où ?
- En enfer.
Marc se demandait s’il ne devenait pas fou, tout simplement. Peut-être qu’après tout, les maladies mentales arrivaient comme cela. Un matin, on se levait et on voyait et on attendait des choses qui n’existaient pas, sans doute une sorte de schizophrénie. Il ferma les yeux, pria pour que tout redevienne normal et les rouvrit lentement. Malheureusement, rien n’avait changé ; l’inconnu était toujours là et tout ce qui l’entourait irradiait toujours une étrange lumière.
- Bon… il y a sûrement une explication logique à tout ça…avança-t-il, plus pour lui-même que pour son interlocuteur.
- Ne cherche pas à gagner du temps, cela ne te servira à rien.
- Non… non, enfin si…j’sais plus.
- Ne pense pas, habille toi et suis moi.
- Vous me dites qu’on va visiter…l’enfer. C’est bien ça ?
- N’exagérons rien, ce sera juste une balade.
Marc s’assit sur le lit prêt à obéir quand il eut une idée, c’était sa dernière chance.
- Vous ne seriez pas engagez par mes potes pour me faire une blague ?
En disant cela il espérait de tout son cœur voir ses amis hilares surgir dans la chambre en le traitant de trouillard. Mais la porte restait désespérément close.
- J’attends, fit l’inconnu.
Le cerveau de Marc refusait de fonctionner ou plutôt ses pensées partaient dans tous les sens, vainement. Il se sentait horriblement seul. Malgré la bizarrerie de la situation, il n’arrivait pourtant pas à imaginer qu’il se trouvait devant un envoyé du Démon. Il finit par se dire qu’il devait peut-être affronter cet individu, qui qu’il puisse être, et ne pas rester dans son lit en position d’infériorité. Malheureusement, il n’avait pour toute protection que le drap dont il s’était ceint la taille. Il se leva et fit deux pas vers l’inconnu en essayant de paraître déterminé.
- J’irai nul part avec vous. Entrez-vous ça dans le crâne. Cette histoire a assez duré, alors vous...
L’inconnu le coupa.
- Maintenant Marc tu vas te taire et faire ce que je te demande. J’ai été suffisamment patient avec toi. Pourquoi t’obstines-tu à nier l’évidence ? Comment expliques-tu que je me sois introduit dans ta chambre sans que tu t’en aperçoives, que tu m’aies entendu malgré la musique qui braillait dans tes écouteurs, que tout, autour de toi, ai pris cet aspect qui doit te paraître pour le moins curieux, que ta mère ne nous ai pas entendus alors que tu ne fais aucun effort de discrétion en parlant.
Il avait malheureusement raison et pensant soudain à sa mère, Marc se risqua à demander :
- Vous ne lui avez rien fait ?
- Ne t’inquiète pas, elle est dans la cuisine en train de te préparer un bon petit-déjeuner.
A la recherche d’une ultime échappatoire, il dut se rendre à l’évidence, il allait devoir suivre cet inconnu car tout affrontement physique lui paraissait exclu. Et c’est la gorge serrée qu’il finit par demander :
- Vous me ramènerez …après.
- Bien sûr, ne crains rien.
- Euh…si vous voulez bien vous retourner, j’en ai pas pour longtemps.
L’inconnu sourit et ferma les yeux. L’idée d’en profiter pour le frapper traversa l’esprit de Marc, mais il préféra obtempérer et s’habiller rapidement.
- C’est bon.
- J’aime beaucoup ton T-shirt.
Dans la précipitation, Marc avait enfilé les premiers vêtements à sa portée et il arborait un T-shirt noir orné d’un démon à tête de chèvre entouré d’un pentacle.
- Je peux en changer si vous voulez, dit-il stupidement.
- Ça ira très bien. Maintenant viens me donner la main.
- La main ?
- Oui, mets-toi près de moi et donne-moi ta main.
Gauchement, il se mit à sa droite et prit la main tendue. Il avait craint un instant un contact froid et visqueux, car il avait fini par croire à l’impensable ; que cet individu était le Diable ou un de ses envoyés. Mais sa peau était douce et tiède et il réalisa avec effroi, qu’une seconde, un frisson de bien-être lui avait parcouru le corps.
- Prêt ?
Marc n’eut que le temps d’acquiescer de la tête et tout ce qui les entourait se désagrégea sans bruit en une myriade de particules multicolores qui s’éparpillèrent en tous sens, les laissant dans les ténèbres. Le sol sembla se dérober sous ses pieds et il serra plus fort la main de son guide. Mais déjà les particules multicolores revenaient et s’aggloméraient pour constituer un nouveau décor qui n’était plus celui de sa chambre. Quand ses yeux se furent habitués à la pénombre ambiante, il finit par distinguer ce qui semblait être un squat sordide ; une pièce aux murs lépreux au sol jonché de boîtes de conserve et de canettes de bières vides, d’ustensiles de cuisine éparpillés, de linge roulé en boule, de journaux et de détritus indéfinissables. De la lumière filtrait à travers les volets de la fenêtre. Et au milieu de cette misère, deux corps étaient vautrés sur un vieux matelas taché et défoncé, leur dos appuyé contre le mur. Celui de gauche avait basculé sur le côté et râlait doucement, c’était une fille très jeune, un filet de sang coulait depuis la saignée de son bras blanc et maigre. A côté d’elle, un garçon guère plus âgé, un garrot autour du bras, se plantait consciencieusement une seringue dans la veine, malgré les tremblements qui l’agitaient. Il tira sur le piston et un peu de rouge vint teinter le liquide dans le cylindre puis il s’en injecta lentement le contenu et retira son garrot. Les yeux mi-clos, il dodelina de la tête, arborant un rictus stupide. Il finit par fermer les yeux et appuya sa tête contre le mur.
- Ce n’est pas bien beau, n’est-ce pas ?
Marc sursauta, il avait complètement oublié la présence de son compagnon, fasciné par le nauséeux spectacle, bien qu’il eut encore sa main dans la sienne.
- Alors, c’est ça ? C’est ça l’enfer ?
- Oui, c’est cela. Mais une parcelle seulement, une minuscule parcelle.
Pour ne pas paraître troublé, Marc ironisa :
- Je pensais voir des flammes, des âmes damnées et des démons autour.
- Mais la balade ne fait que commencer, mon ami.
Et se fut de nouveau l’explosion multicolore. Ils se retrouvèrent dans un salon, mais tout autour d’eux était chamboulé : tiroirs de commode vidés de leur contenu et jetés à terre, armoire ouverte, lampe renversée qui diffusait une lumière pâle, bibelots brisés, vaisselle et linges jonchant le sol. Un gémissement derrière la table basse attira l'attention de Marc. En se penchant, il vit une femme âgée couchée sur le ventre, les mains liés dans le dos avec du ruban adhésif. Ses vêtements étaient déchirés et son visage était tuméfié et ensanglanté. De la pièce voisine arriva soudain un rouquin d’une vingtaine d’années en survêtement. Il était blême et marmonnait :
- Mais putain c’est pas vrai, il est où son fric ?
Il s’approcha de la femme et lui agita quelques billets sous le nez.
- T’en as d’autres, hein ? Dis, t’en as d’autres ?
Il lui asséna un violent coup de pied dans le ventre.
Elle gémit et murmura quelque chose.
- Quoi ?
Le garçon mit un genou à terre pour mieux entendre.
Il se releva furieux.
- Pitié ? Quoi pitié ? Rien a foutre de toi !
Il se mit à faire les cents pas dans la pièce, agité de tics nerveux.
- Faut qu’elle parle bordel ! Faut qu’elle parle ! J’ai pas fait tout ça pour rien ? C’est pas possible !
Il pleurnichait et reniflait. Puis il sembla se décider et sorti un couteau de sa poche. Il s’essuya le visage du revers de sa manche et s’accroupit près de la vieille femme. La lame jaillit dans sa main.
- Tu vas parler, salope, ça je te le garantis.
Marc détourna son regard.
- C’est dégueulasse, souffla-t-il à son compagnon.
- Peut-être, mais nous n’allons pas rentrer si tôt, Marc. Il faut continuer.
- Qu’est-ce que vous allez me montrer maintenant ? des p’tits Noirs qui crèvent la dalle ? des mecs en train de se faire torturer dans une prison turque ? C’est ça ?
- Je pourrais bien sûr, mais pourquoi aller si loin ? Ta ville est pleine de ressources.
Et le décor explosa à nouveau. Cette fois ils se retrouvèrent dans ce qui semblait être une chambre d’enfant éclairée par une veilleuse. Sur le papier peint, des petits lapins jouaient à saute-mouton, des ribambelles de peluches s’alignaient sur les meubles et des jouets débordaient de leur coffre. Tout était propre et ordonné. Dans le petit lit, il y avait une forme humaine sous la couette, mais de la taille d’un adulte. Il en provenait des murmures étouffés. Bientôt, la forme se mit à se tortiller et la couette glissa au sol découvrant le corps nu d’un homme de dos. Sous lui, à moitié cachée, il y avait une fillette nue elle aussi, les yeux grands ouverts. L’homme la bâillonnait d’une main et de l’autre lui caressait l’entrejambe.
Marc hurla :
- Mon Dieu, faut faire quelque chose !
- Malheureusement, je ne peux rien. Nous pouvons seulement partir.
- Oui, partons ! Tout de suite !
Il ferma les yeux et pria pour que tout s’arrête. Cette fois, il n’y eut que les ténèbres autour de lui et quand il ouvrit de nouveau les yeux, il était dans son lit. Il avait les écouteurs sur les oreilles, mais il n’y avait plus de musique. L’inconnu avait disparu et tout semblait redevenu normal. Un léger choc sur la porte le fit sursauter. Sa mère l’appelait sans oser rentrer :
- Marc, lève-toi, il est tard. Viens prendre ton petit-déjeuner.
Marc avala péniblement sa salive et réussit à articuler :
- Oui... j’arrive, maman.
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