01/06/2020
Carte blanche (19)
Blumroch ne me l'ayant pas défendu je m'autorise à faire ce billet d'un de ses commentaires. J'espère qu'il ne m'en tiendra pas rigueur.
En hommage à *Brave New World*, Jean-Louis Curtis avait rassemblé dans *Un saint au néon*, publié en 1956, quelques récits exemplaires. Le ton était donné dès l'*Avertissement*, qui interdisait par avance toute interprétation malveillante de son propos :
"Toute ressemblance avec des personnalités ou des institutions contemporaines ne serait due qu'à une pure étourderie de la part de l'auteur, dont la révérence à l'égard des valeurs de son siècle ne saurait être mise en doute."
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"Les honneurs et la publicité. C'est peut-être la version moderne de la persécution. Autrefois, on se débarrassait de certains hommes en les lapidant ou en les laissant mourir de faim dans une prison. Aujourd'hui, on a trouvé mieux pour se débarrasser d'eux : on les transforme en vedettes. C'est diabolique."
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"Je n'ai pas devant moi des hommes vivants. Car les hommes vivants sont des hommes de refus ; et vous acceptez tout, passivement : la propagande, le tam-tam des slogans publicitaires, les mots d'ordre, les idées préfabriquées, un sentimentalisme de dessins animés, une religion pour théocratie aztèque. Vous êtes brimés et vous vous croyez protégés. Vous êtes des faisceaux de réflexes conditionnés et vous vous croyez libres. [...] Vous acceptez que la science modifie les structures de votre cerveau, sous prétexte de vous rendre meilleurs et de vous intégrer plus étroitement à la collectivité ; en fait pour vous dépouiller un peu plus de votre qualité humaine et vous rapprocher un peu plus du robot heureux. Vos savants auront tué la vie et la conscience – et naturellement, vous n'en saurez rien, parce que vous êtes déjà morts : des morts spirituels, dotés de réflexes et de tropismes. Vous êtes entrés déjà dans l'Utopie. L'âge d'or est venu. Les temps sont venus : les temps de la mort de l'Homme. Jamais l'espèce humaine n'a été plus confortable. Il n'y a plus de mal. Il n'y a plus de désordre. Il n'y a que de la culpabilité : ce qui n'est pas conforme est coupable. Un jour, je vous le prédis, votre âge d'or créera des camps de concentration pour les non-conformes. Un jour, vous jetterez les non-conformes dans des camps d'expiation et de destruction. Partout où brillera une étincelle d'humanité véritable, vos polices se précipiteront pour l'éteindre. Car l'humanité véritable, c'est la mort, la souffrance et le désordre. [...] Il n'y a plus de religion, mais on l'a remplacée par une théocratie. Il n'y a plus de morale, il n'y a plus que des lois et un conformisme. Il n'y a plus d'hommes libres, il n'y a que des robots."
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D'un rebelle, d'un réfractaire :
"Il a horreur de la vulgarité. Il pardonnerait à la civilisation moderne sa férocité, son hypocrisie, son cabotinage. Il ne lui pardonne pas son aveuglement, sa bêtise, ses contradictions. Il ne lui pardonne pas d'avoir pris le confort pour le bonheur, la sécurité pour l'équilibre, la sous-vitalité pour la vertu, la publicité pour la grandeur. Il ne lui pardonne pas de brimer l'être humain et d'avoir complètement étouffé en lui jusqu'à l'esprit de révolte."
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"Évidemment, qu'une humanité qui s'était autrefois distinguée par les invasions, les croisades, les guerres civiles, Maître Eckhart, Dante, Shakespeare, Mozart, par les hérésies religieuses, par saint Ignace de Loyola, par des reîtres et des mystiques, des papes criminels et des révolutionnaires inspirés, par l'orgueil, la luxure et la folie, mais aussi par le sacrifice, -- que cette humanité bornât désormais ses ambitions à l'achat d'un balai perfectionné, c'était un assez maigre progrès à inscrire au tableau de l'amélioration de l'Espèce..."
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Les valeurs à piétiner pour tenter de rester libre :
"La religion communautaire. La tyrannie policière. La soumission de l'individu aux impératifs de la collectivité. La standardisation. La série. La morale commune. La vulgarisation des connaissances. Tous les idéaux du siècle : confort, argent, réussite, efficacité."
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"Le monde ne sait plus jouer, il a perdu le secret, il ne comprend plus ni l'ironie, ni un humour un peu subtil, ni aucune espèce de voltige intellectuelle. Le monde est affreusement lourd, il prend tout au pied de la lettre, il marche à travers d'épaisses notions avec de gros sabots ; il n'a aucun sens de l'élégance qu'il y a à se moquer de soi-même et de ce qu'on aime le plus et à fournir des armes contre soi ; l'antiphrase l'égare ; la parodie lui échappe ; un minimum de raillerie le déconcerte."
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Le pouvoir central, récupérateur par essence, entend contrôler une fausse opposition en créant un Club des Happy Few, reconnu d'utilité publique, patronné par le ministère de la propagande et par le ministère de l'éducation nationale. Un club sélectif ouvert à tous :
"Naturellement, il faudra distiller l'irrespect et la révolte à petites doses prudentes, inoffensives. Oh, ils ne sont pas difficiles, ils se contenteront de peu."
19:08 | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
@Pharamond : J'l'aurions plutôt mis en "Je plussoie" qu'en "Carte blanche", mais... c'est un point de détail de l'histoire de la Guerre... civile et du Yaourt allégé. ;-)
Curtis, qu'on prend ordinairement, au mieux, pour un simple romancier bon connaisseur de l'âme féminine, portait aussi et surtout un regard terrible, lucide et amusé sur le mensonge social, comme le démontrent notamment ses irrésistibles pastiches narrant ces deux années navrantes : 68 et 81.
Un extrait des "Jardins de l'Occident", l'un des récits rassemblés dans *L'étage noble*, jardins que nous connaîtrons dévastés pour toujours, sous le règne de la Quantité au pays de Moronia :
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Bien entendu, il savait que l'idée que l'on se forme des époques révolues n'est jamais qu'une illusion, un mirage ; mais c'est ainsi, les hommes ont toujours cru que les temps anciens étaient aussi des temps meilleurs, ils ont toujours cru en l'âge d'or. *Et in Arcadia ego*... [...] l'Arcadie, ce n'était pas une province pastorale dans la Grèce préhistorique ; c'était l'Europe d'hier, celle du XVIIIe siècle, un peu celle du XIXe siècle, pas tellement, parce que c'est déjà la machine qui apparaît, l'industrialisation et toutes les horreurs qui l'accompagnent, et une morale lourdement sociale, qui jette sur toute chose une chape de laideur et d'ennui... Mais enfin, même au XIXe siècle, existèrent des îlots de beauté, de joie de vivre... Les petites cours allemandes d'avant l'unification. Vienne sous l'empire à deux têtes. La Rome des Romantiques... Mais la grande, l'incomparable Europe reste l'Europe baroque, celle de Voltaire, de Goethe, de Mozart. Alors, une perfection est atteinte, dans tous les ordres. Une perfection brève et pathétique, un miracle d'équilibre entre l'intelligence et la sensibilité, entre le rire et les larmes... Alors, il semble que tout soit délice. Le goût atteint des sommets insurpassables, si bien qu'il constitue à lui seul une esthétique et une morale. La religion elle-même n'a plus rien de contraignant ni d'austère, elle se fait spectacle, opéra... Et c'est alors aussi que l'art des jardins parvient à son apogée, en France, en Angleterre, en Italie. La rigueur un peu trop rationaliste des jardins à la française cède au sentiment nouveau pour la nature. A l'ordonnance classique on incorpore la fantaisie, le rêve, la volupté. On invente des bosquets, des grottes, des ruisseaux, des rocailles. Dans les parcs de ces maisons de plaisance que les Français du XVIIIe siècle appelaient joliment des *folies*, on sème çà et là des curiosités monumentales, des fabriques : temples ronds dédiés à l'Amour, fausses ruines et même faux tombeaux, pour le plaisir d'être mélancolique... Plus que jamais, le jardin traduit un état d'âme, exprime un art de vivre. Il est l'image fidèle d'une civilisation.
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Il prit un livre, l'ouvrit au hasard. C'était un recueil de poèmes. Il en relut quelques-uns. Il plongea dans ce Léthé. Poésie, musique, oeuvres d'art ; paysages ; vieilles villes d'Europe, avec leurs monuments, leurs palais, leurs fontaines ; eaux vives, arbres, fleurs ; chefs-d'oeuvre de la littérature, où est recueillie et concentrée l'essence de la vie humaine ; objets sortis de savantes mains artisanales ; là était le remède à tous les maux de l'esprit, le baume des blessures du coeur, le dictame... Peu de douleurs morales résistaient à la lecture d'un beau texte, à l'audition d'une belle oeuvre musicale. Ces biens inaliénables ne le seraient peut-être pas toujours. On allait entrer, on était entré peut-être déjà dans une phase sombre de l'Histoire humaine, où le rêve et la gratuité seraient interdits, où des hommes libres n'auraient pas de place...
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Écrit par : Blumroch | 02/06/2020
Blumroch > Mes "plussoiements" sont généralement assez brefs et chaque commentaire est une carte blanche, mais cela reste très arbitraire ;-)
Comme tout est joliment dit.
Écrit par : Pharamond | 02/06/2020
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