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06/04/2012

Histoire... (78)


L'hiver de Louis XIV

1709. Un froid glacial tombe sur la France : - 20 °C aux mois de janvier et de février. A Versailles, le vin gèle dans les carafes. Dans les campagnes, les paysans grelottent et la famine menace. C'est la guerre, déclenchée, neuf ans plus tôt, par les Impériaux d'Allemagne, l'Angleterre et la Hollande, pour la Succession d'Espagne. Au nord et au sud, le royaume est menacé. Mais Louis XIV fait face, et le pays le suit. Telle est la grandeur du Roi-Soleil.

Louis XIV, en cette année 1708, a 70 ans. Il vit des jours funestes. Son corps se dégrade. Les dents sont tombées. Il ne mange pas. Il avale : poissons, poulets et gibiers rôtis, pâtés en croûte, purée de pois, fruits, eau glacée et eau de cannelle. Il s'empiffre pour tenter d'apaiser ses entrailles, ce ventre, lieu de ses tourments. Les médecins affirment qu'un ver le ronge. On le purge. Il est, 22 fois en une journée, assis sur sa chaise percée. Quand le ventre le laisse en paix, une douleur d'enfer perce ses reins. Uriner est un supplice jusqu'à ce qu'un calcul gros comme un grain de sable passe. Alors, c'est la goutte qui le paralyse. On le saigne.

Mais Louis XIV se bat, lèvres serrées, marchant droit parmi les courtisans, altier, souverain, comme si ses souffrances domptées n'existaient plus. Et il tient Conseil, chapeau sur la tête, attentif à toutes les affaires, interrogeant le contrôleur général Desmarets, le ministre des Affaires étrangères Jean-Baptiste Colbert de Torcy - le neveu du grand Colbert. A les écouter, Louis XIV a le sentiment que le royaume est en proie à des maladies aussi douloureuses que celles qui assaillent son corps.

Car c'est la guerre contre la Ligue constituée par les Impériaux d'Allemagne, mais surtout par l'Angleterre et les Provinces-Unies, cette Hollande hérétique où tant de huguenots français ont, après la révocation de l'édit de Nantes, en 1685, trouvé refuge. On veut l'humilier parce qu'il est le Roi Très-Chrétien et parce qu'il a accepté en novembre 1700 que son petit-fils, le duc d'Anjou, devienne roi d'Espagne sous le nom de Philippe V. Il n'a fait que suivre le testament de Charles II, roi d'Espagne, mais la guerre de Succession d'Espagne a aussitôt commencé.

Les défaites se sont accumulées. Les caisses sont vides. Les armées démunies.

Fénelon, archevêque de Cambrai, écrit : « Si le roi venait en personne sur la frontière, il verrait qu'on manque de tout, et dans les places en cas de siège, et dans les troupes faute d'argent. Il verrait le découragement de la discipline, le mépris du gouvernement, l'ascendant des ennemis, le soulèvement secret des peuples et l'irrésolution des généraux. »

La citadelle de Lille tombe le 8 décembre 1708 aux mains du prince Eugène de Savoie, le meilleur chef de guerre, avec le duc de Malborough, de la coalition.

Temps funestes, qui rappellent ces années 1693-1694, quand une Lettre anonyme à Louis XIV avait circulé, sans doute écrite par Fénelon, déjà !

« Vos peuples, que vous devriez aimer comme vos enfants et qui ont été jusqu'ici si passionnés pour vous, meurent de faim. La culture des terres est presque abandonnée, les villes et les campagnes se dépeuplent et ne nourrissent plus les ouvriers. Tout commerce est anéanti. Par conséquent, vous avez détruit la moitié des forces réelles dedans de votre Etat pour défendre de vaines conquêtes au dehors... La France entière n'est plus qu'un grand capital désolé et sans provisions. Les magistrats sont avilis et épuisés. La noblesse, dont tout le bien est en décret, ne vit que de lettres d'Etat... Le peuple même, qui vous a tant aimé, commence à perdre l'amitié, la confiance et même le respect. Il est plein d'aigreur et de désespoir. La sédition s'allume peu à peu de toutes parts... Voilà, Sire, l'état où vous êtes. Vous vivez comme ayant un bandeau fatal sur les yeux. »

L'injustice violente de ces propos avait, en 1694, suscité le mépris de Louis XIV. Il connaissait l'état du royaume et la misère de ses peuples.

La France avait été victime non pas d'abord de la politique du roi, mais de pluies diluviennes, d'un hiver glacial. Les blés avaient gelé et pourri.

Durant deux années, on ne récolte plus. On meurt de faim, d'épidémie, de scorbut. D'août 1693 à juillet 1694, on dénombre près de 2 millions de morts, plus que durant toutes les « grandes guerres » à venir. On se nourrit de pain de son, d'orties cuites, d'entrailles nauséabondes de bestiaux.

Comment oublier ces années-là quand, en 1708-1709, comme une réplique, après un automne 1708 rigoureux, le froid glacial (- 20 °C de moyenne en janvier-février 1709) s'abat sur le royaume ? On grelotte à Versailles. Le vin gèle dans les verres et les carafes. Le bouillon de poule est recouvert d'une couche de glaçons. C'est le Grand Hiver. Des chênes séculaires se fendent à grand bruit. Les animaux succombent, les oiseaux tombent saisis en plein vol, les rivières sont gelées. « J'ai vu mes paroissiens, écrit un curé, ayant tous les cheveux et la barbe toute blanche et leur haleine qui glaçait en sortant de leur bouche. Les pauvres n'avaient plus que la peau et les os. » Certains se pendaient, ne pouvant nourrir leurs enfants. D'autres se révoltent.

Les régiments des gardes françaises et suisses, commandés par le lieutenant général de police d'Argenson, répriment une émeute au Palais-Royal. Au moins 40 morts. Le maréchal de Boufflers, rue Saint-Denis, a vu des femmes de la Halle et des laquais sans emploi marcher les poings levés en hurlant : « Du pain ! Nous voulons du pain ! »

« Dites au roi notre misère ! » crient les meneurs au maréchal.

Louis XIV ordonne, comme il l'a fait il y a quinze ans, de faire porter sa vaisselle d'or et d'argent à la Monnaie pour qu'on la fonde et qu'avec les lingots de métaux précieux on achète des cargaisons de blé.

Et s'il y a blocus anglais, qu'on le force ! Cependant, le roi ne s'illusionne pas. Ces achats de blé ne peuvent suffire. Les rapports des intendants signalent toujours des révoltes, des « émotions paysannes ».

L'intendant du Bourbonnais a été assailli par 800 « vilains » et n'a dû son salut qu'à la fuite. Des bandes de paysans, de soldats déserteurs, de mendiants attaquent les châteaux et les couvents pour piller les réserves de grain qu'ils imaginent y trouver.

Le carrosse de M. le Dauphin a été arrêté à Paris par des femmes enragées, et il n'a pu se sauver qu'en leur jetant des poignées de pièces. Et certaines de ces femmes de la Halle se sont rendues en cortège à Versailles et devant les grilles du château, elles ont réclamé « du pain et la paix ».

Le royaume va-t-il sombrer dans le désordre et la révolte ? Louis XIV se souvient de son enfance, ces années de Fronde, ces « mazarinades » dont on accablait le cardinal-ministre. Aujourd'hui, c'est le roi que visent les pamphlets.

« Notre père qui êtes à Marly

Votre nom n'est plus glorieux

Votre volonté n'est faite

Ni sur la terre ni sur la mer

Rendez-nous aujourd'hui notre pain

Parce que nous nous mourons de faim... »

Louis est blessé. Il s'inquiète. Les protestants du Vivarais ont repris les armes et il faut distraire des troupes indispensables sur les frontières pour réduire ces camisards.

Il écoute, le quatrième dimanche de carême, le sermon du père Massillon : « La main du Seigneur est étendue sur nos peuples dans nos villes et dans les campagnes : vous le savez et vous vous en plaignez. Le ciel est d'airain pour ce royaume affligé, la misère, la pauvreté, la désolation, la mort, marchent partout devant nous. »

Et le contrôleur général Desmarets juge en Conseil que « la disposition d'esprit de tous les peuples est mauvaise. Ils sont prêts, tenaillés par la misère, la faim, le désespoir, à la révolte. A tous ces maux, il n'est possible de trouver des remèdes que par une prompte paix. »

Louis XIV se résout à envoyer Colbert de Torcy à La Haye. Mais les exigences des Hollandais, des Anglais et des Impériaux sont inacceptables. Il faudrait abandonner le roi d'Espagne - le petit-fils de Louis XIV ! -, livrer Bayonne et Perpignan, rétablir dans le royaume la religion prétendument réformée, et remettre aux huguenots les places fortes de Bordeaux et de La Rochelle.

Le roi devrait faire boucher le port du Havre et raser Dunkerque ! Il céderait l'Alsace et la Franche-Comté, le Dauphiné et la Provence.

Ils veulent donc l'humiliation de Louis le Grand et la soumission du royaume de France, le reniement de la politique de Richelieu.

Croient-ils que les sujets du royaume respecteraient un roi abandonnant son petit-fils ? Se liguant contre lui ? « Puisqu'il faut faire la guerre, dit Louis XIV, j'aime mieux la faire à mes ennemis qu'à mes enfants. »

Il dicte une lettre à ses sujets. Il veut, dit-il à Torcy, que les évêques fassent des mandements avec les principaux passages de cet appel.

Il veut que les curés, dans toutes les paroisses de France, lisent ces mandements après la grand-messe. Il veut que les gouverneurs et commandants de province distribuent l'appel et le collent en placard aux carrefours des rues de toutes les villes du royaume. Il doit parler à ses peuples.

« Mes sujets sauront les raisons de leur roi. »

+t-il, était si généralement répandue dans mon royaume, que je crois devoir à la fidélité que mes peuples m'ont témoignée pendant le cours de mon règne la consolation de les informer des raisons qui empêchent encore qu'ils ne jouissent du repos que j'avais désiré leur procurer. »

Le Roi-Soleil « informe » donc ses sujets. Il expose les raisons qui l'ont conduit à refuser les exigences de la Ligue, démesurées, humiliantes. On voulait même le contraindre à combattre son petit-fils !

Il affirme « sa tendresse pour ses peuples qui n'est pas moins vive que celle qu'il a pour ses propres enfants ». Il répète son désir de les « faire jouir de la paix », mais pas à des « conditions qui sont contraires à la justice et à l'honneur du peuple français ».

Louis XIV en appelle au sentiment national et il est entendu. On s'engage dans la Milice après avoir écouté le curé lire l'appel de Sa Majesté. La foule se rassemble devant l'imprimerie dans laquelle l'appel, dont les premiers exemplaires s'étaient arrachés, est réédité.

Le maréchal de Villars lit à ses troupes la lettre de Louis XIV. Les soldats crient « Vive le roi ! », brandissent leurs fusils armés de baïonnettes.

« Nous voici à la veille des grandes actions qui peuvent décider du salut de l'Etat », dit Villars.

En effet, le royaume ne sera pas englouti par ce que Saint-Simon nomme « les années funestes », cette « horrible lie des temps ». C'est même durant cette période, poursuit le mémorialiste, que Louis XIV a le plus mérité le nom de Grand.

« Le roi laissa voir avec simplicité la grandeur de son âme, sa fermeté, sa stabilité, son égalité, un courage à l'épreuve des plus épouvantables revers et des plus cuisantes peines, une force d'esprit qui ne se cache rien, qui ne dissimule rien, qui voit les choses comme elles sont ; qui de là s'humilie en secret sous la main de Dieu et espère tout, contre toute espérance, affermit sa main sur le gouvernail jusqu'au bout, ne se rebute de rien, conserve son extérieur dans tout l'ordinaire de sa vie, toute sa majesté avec une égalité si simple et si peu affectée que l'étonnement et l'admiration qui en naissaient... fut tous les jours nouvelle, en sorte que nul ne pouvait s'y accoutumer. »

Dans l'hiver de sa vie et de son règne, Louis XIV reste le Roi-Soleil.

Max Gallo

Source : Le Figaro.fr

 

Commentaires

par comparaison on ne peut que déplorer l'attitude d'un Louis XVI. A sa décharge, un siècle de cour avait bien abâtardi la noblesse.

Écrit par : Paul-Emic | 07/04/2012

Sans doute, peut-être aussi Louis XVI était-il plus doux, et puis les Lumières étaient passés par là avec leurs petits effets.

Écrit par : Pharamond | 07/04/2012

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