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12/04/2012

Histoire... (80)

 

"Douch restera le symbole judiciaire des crimes commis sous Pol Pot"

Thierry Cruvellier, spécialiste de la justice internationale et auteur de l'ouvrage Le Maître des aveux (Gallimard, 2011), a suivi l'intégralité des procès en première instance et en appel de Kaing Guek Eav, alias "Douch", directeur de la prison de Tuol Sleng (plus connue sous le nom de S21), sous le régime de Pol Pot. Avant l'arrêt rendu vendredi 3 février en appel, il raconte la théâtralité d'un procès où se mêlent moments de tension et surprises, mais aussi la difficulté à faire émerger la vérité dans un cadre judiciaire et solennel.

Le premier procès de Douch s'était terminé par un coup de théâtre : l'appel de ce dernier, alors qu'il reconnaissait sa responsabilité et les faits reprochés. Comment avait été interprété ce revirement surprise ?

Thierry Cruvellier : L'incident avait été spectaculaire et les raisons du revirement de Douch sont restées mystérieuses. Trois théories ont été données : une première théorie politique a été avancée par l'avocat français de Douch, selon laquelle des personnes haut placées au sein du gouvernement cambodgien auraient lancé un appel du pied. Mais rien dans les faits ne vient étayer cette théorie. Une théorie de la manipulation a été développée par les parties civiles : pour elles, Douch a toujours voulu manipuler le processus judiciaire et n'a fait que révéler son vrai visage en changeant radicalement de position. Selon une troisième interprétation plus pragmatique, Douch, ayant constaté que sa démarche d'aveu et de repentir n'aboutissait à rien, se serait finalement rétracté, en tentant, comme tout prisonnier menacé de finir ses jours en prison, d'échapper à un tel destin. S'il exprime toujours son repentir et ne nie pas les faits, Douch n'est plus aussi déterminé à assumer sa responsabilité.

A S21, Douch était un maître de l'interrogatoire. Mais dans le rôle de l'interrogé, pendant les auditions devant le tribunal, comment était-il ?

D'abord, il faut nuancer : Douch était un maître de l'interrogatoire, mais avec les artifices de la torture et du mensonge. C'est un homme très robuste, d'une grande intelligence, d'une grande capacité psychologique à mesurer ses adversaires et àadapter son comportement, qu'ils soient juges, procureurs ou avocats des parties civiles. C'était un accusé très outillé pour affronter un procès. Bien qu'à quelques occasions, sa carapace se soit fendue, il ne s'est jamais complètement effondré pendant le procès.

Comment se sont passées les confrontations entre Douch et ses victimes, et entre Douch et ses anciens subordonnés ?

C'étaient des moments de grande tension ou de grande émotion, selon les situations. Vis-à-vis de ses subordonnés, on pouvait distinguer ceux pour qui il avait une forme de respect et ceux qu'il méprisait. Il dominait les confrontations avec son personnel, il était en pleine maîtrise. Il y a eu un moment incroyable dans le procès, où l'un des principaux interrogateurs de S21, un autre professeur comme lui, qui n'avait jamais reconnu son rôle dans le fonctionnement de la prison, a complètement craqué face à Douch en pleine audience. Vis-à-vis des familles des parties civiles, c'était variable. Il a pu se montrer arrogant avec certains, mais en général, il essayait de maintenir une position humble et respectueuse. On a même senti sa faiblesse à une occasion. Tout dépend du rapport de force qu'il entretenait avec chacun de ces témoins.

Entre les deux procès, l'attitude et la ligne de défense de Douch ont-elles évolué ?

Non. On a retrouvé un Douch replié sur lui-même, dans une bulle solitaire, et qui déléguait à ses avocats cambodgiens le soin de plaider des points de contestation juridique. Ce n'était pas un vrai deuxième procès en appel. Tout s'est joué lors d'une audience de trois-quatre jours en mars 2011. Il s'agissait de discuter de problèmes techniques soulevés par le procureur, mais aucun fait du dossier n'a été contesté en appel.

Vous parlez de la difficulté à "démêler la mémoire trompeuse" des témoins, dont les souvenirs, à force d'être ressassés, peuvent être déformés : comment font les hommes et femmes de justice pour démêler ces fils ?

La force et la clarté du procès de Douch par rapport à d'autres procès internationaux (je pense notamment au Rwanda, où l'essentiel de la preuve repose sur des témoignages humains, très fragiles), c'est que les juges de Phnom Penh disposaient de preuves matérielles extrêmement solides. Le grand péché d'orgueil de Douch est d'avoir laissé les archives de sa prison derrière lui. La raison pour laquelle S21 est connue aujourd'hui est que nous avons des milliers de pages d'aveux extorqués aux prisonniers, de photographies, de biographies... Ces documents permettent à eux seuls de constituer le dossier et la réalité du fonctionnement de S21.

En revanche, ce qui a beaucoup fait débat pendant le procès, c'était le rôle et l'implication de Douch dans le fonctionnement de S21. Il a dit qu'il n'était pratiquement jamais dans la prison, qu'il ne s'occupait pas des interrogatoires, que son travail était de contrôler les aveux et de donner les ordres, ce que contestent le procureur et les représentants des victimes. Sur ce point, il fallaitconfronter la parole de Douch et les documents à la parole d'anciens membres du personnel de S21. Là-dessus, les juges sont laissés à eux-mêmes pour trancher. Sur le jugement en première instance, ils ont préféré, sûrement par précaution, ne pas trop se fier aux témoignages humains et fonder largement leur analyse sur les documents et les rapports d'experts.

Les récits de certains témoins recueillis par le cinéaste Rithy Panh dans ses documentaires (S21, la machine de mort khmère rouge et Douch, le maître des forges de l'enfer) allaient pour certains beaucoup plus loin que leur déposition devant le tribunal. Est-ce que la Cour était un cadre propice à l'émergence de la vérité ?

Qui du cinéma ou du prétoire a révélé le vrai ? C'est extrêmement difficile à dire. Il y a eu des cas fascinants, où on observait un gouffre entre ce qu'avaient dit, il y a quelques années, dans un cadre non judiciaire et devant la caméra, d'anciens membres du personnel à Rithy Panh, et ce qu'ils affirmaient devant les juges, sous serment, avec le risque d'être poursuivis pour ces témoignages. Comment expliquer cet écart ? Est-ce que certains ont été intimidés par la présence de Douch ? Ou est-ce que devant le juge, dans un cadre si solennel, ils se sentaient moins libres d'exagérer ce qu'ils avaient réellement vu ou réellement fait ? Ce sont des moments où l'on mesure l'extraordinaire fragilité des témoignages humains dans un procès.

Trente mille personnes sont venues assister au procès de Douch et des milliers de parties civiles ont été enregistrées. Y a-t-il eu un intérêt populaire pour ce procès ?

L'existence de la Cour et le procès de Douch ont suscité un vif débat sur la période khmère rouge au Cambodge. Le procès a été largement diffusé à la télévision et, semble-t-il, a été assez suivi. Les ONG, dans un premier temps, puis la Cour, dans un second temps, ont par ailleurs organisé la venue massive de personnes des quatre coins du pays, ce qui leur a permis de dire que l'intérêt était massif. De tous les tribunaux internationaux, celui de Phnom Penh est celui qui avait la plus grande galerie du public, avec cinq cent places. Trente mille personnes assistant à un procès, pour une journée ou une demi-journée, c'est sans précédent. Aucun autre tribunal international n'a eu une telle audience. C'est un vrai succès pour la Cour, mais que celle-ci soit le reflet d'un intérêt populaire, c'est une autre histoire.

Douch était un exécutant extrêmement zélé, mais ce n'était pas une tête pensante du régime. Le procès de trois membres de la direction khmère rouge a commencé il y a quelques mois. Ce deuxième procès aura-t-il plus d'effets ? Ou bien le procès de Douch restera-t-il comme celui qui marquera l'histoire ?

On ignore ce que va donner ce deuxième procès. Sur le fond, il est plus important, parce que les accusés sont trois hauts dirigeants khmers rouges - le chef de l'Etat et deux membres du comité permanent du Parti communiste. C'est un tout autre niveau que celui de Douch, qui n'était "que" commandant de la police secrète.

Mais c'est un procès qui est très morcelé (il est organisé en mini-procès, par crimes commis), qui est incertain, car les accusés sont âgés, et qui donne lieu à une lourde bataille sur le fond, car les accusés ne reconnaissent pas leur responsabilité. En comparaison, le procès Douch est beaucoup plus clair et visible. En étant le premier condamné du régime khmer rouge et parce qu'il a reconnu l'essentiel des faits retenus contre lui, Douch risque de demeurer le symbole judiciaire des crimes commis sous Pol Pot, alors qu'il était un homme de rang intermédiaire.

Propos recueillis par Mathilde Gérard

Source : Le Monde.fr du 03.02.2012 

Au delà du rappel des méfaits des Khmers rouges, amis des gauchistes de l'époque, cette interview nous livre une intéressante réflexion sur le témoignage humain. Dommage que ce genre de raisonnement ne s'étende pas à toutes les périodes historiques.

Commentaires

toutes les périodes historiques ne se valent pas, c'est notoire

Écrit par : Paul-Emic | 12/04/2012

Cambodge, le loup rouge :
" Le 17 avril 1975, Rithy Panh a treize ans. Les Khmers rouges entrent dans Phnom Penh. Une bonne partie de l’intelligentsia occidentale applaudit la « libération » du pays.[...]"

http://www.lespectacledumonde.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=521:bsv586&catid=31:chronique&Itemid=53

Écrit par : lucien | 13/04/2012

Paul-Emic > Et qui s'en soucis ?

lucien > Un récit terrifiant comme il en existe tant. Sur Douch (ou Duch) il faut lire Le portail de François Bizot sur les débuts du bourreau.

Écrit par : Pharamond | 13/04/2012

"cette interview nous livre une intéressante réflexion sur le témoignage humain. Dommage que ce genre de raisonnement ne s'étende pas à toutes les périodes historiques"

au moins toi, et moi aussi d'ailleurs

Écrit par : Paul-Emic | 13/04/2012

C'est déjà ça, encore un autre et on pourra fonder notre parti politique ;-)

Écrit par : Pharamond | 17/04/2012

Les commentaires sont fermés.