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10/12/2011

La colonne

Le soldat le poussait sans ménagement vers l'hélicoptère posé à une cinquantaine de mètres, rotors au ralenti. Derrière eux, les grenades incendiaires avaient embrasé la minuscule maison dont on l'avait sorti. Ils avaient fini par le prendre ; après des années de traque ils lui avaient mis la main dessus dans cette misérable vallée des Carpates.

- Attends, on fait quelques photos ! lança le lieutenant.

Le commando se serra derrière le vieil homme qui était tombé à genoux, les flammes et les sommets enneigés en fond.

- Ça va avoir de la gueule, ajouta celui qui cadrait le petit groupe sur l'écran de son portable.

Un appel sur la droite mit fin à la séance. Un soldat arrivait en tirant une femme terrifiée par le bras.

- Elle était cachée derrière les buissons, et elle avait ça avec elle.

Il montra une sorte de cabas rapiécé d'où il extrait une demi miche de pain, une gamelle de soupe et une pomme.

- C'est une des femmes qui me portent à manger. Elles viennent du village d'en bas.

Les militaires marquèrent un temps d'arrêt, c'était la première fois qu'ils entendaient le son de sa voix. Il essuya le sang qui coulait de ses narines d'un revers de manche et continua :

- Laissez la partir... s'il-vous-plaît.

Il avait failli dire « pour l'amour de Dieu ».

Le soldat qui tenait toujours la femme par le bras interrogea son supérieur du regard. Celui-ci ne répondit pas mais se pencha vers l'homme à genoux :

- Tiens donc, non seulement t'es pas muet mais tu parles notre langue... OK, je la laisse partir si tu me dis à quoi ça servait tous tes trucs dans la maison.

- Mes trucs ?

- Ton Dieu sur sa croix, les images de cette femme, les bougies...

- C'était mon autel.

Sa curiosité piquée, le lieutenant s'accroupit pour être à la hauteur de son interlocuteur.

- Et ça sert à quoi ?

- À prier... Les prières sont les colonnes des Cieux, elles...

Il ne put en dire plus, derrière eux la maison s'effondra avec fracas. Surpris, celui qui tenait en joue la femme ouvrit le feu. Sans un cri elle bascula en arrière, les bras en croix. Le fichu qui lui couvrait la tête se défit et ses cheveux blonds s'étalèrent autour de son visage. Le soldat regarda le corps, son arme, puis son chef et haussa les épaules, penaud.

- Pourquoi ? Elle n'avait rien fait.

L'officier se redressa, regarda le cadavre et finit par lâcher :

- Un accident, c'est rien qu'un putain d'accident.

- Non, vous l'avez abattue, si vous n'étiez pas venus elle serait toujours en vie. Laissez-moi prier pour toute cette...

Il chercha vainement un mot pour exprimer le gâchis qui l'entourait.

- Tu feras rien du tout. Tu vas simplement te relever et venir avec nous.

Pour appuyer son ordre il avait sorti son automatique de son étui et le pointait vers le front de son prisonnier, mais celui-ci restait à genoux et avait joint les mains.

« Vous savez, je suis le dernier » furent ses ultimes paroles. Le lieutenant aurait dû obéir aux consignes et le ramener vivant, il aurait pu le faire traîner de force mais l'attitude de défi de ce vieil homme qui devait peser deux fois moins que lui lui parut soudain insupportable. C'était stupide, il le savait, mais c'était incontrôlable.

Dans l'hélicoptère, le pilote suivait les événements depuis son siège. Il vit la flamme sortir de l'arme et entendit la détonation assourdie par son casque. Et puis plus rien, il lui sembla être devenu sourd. Il voulut porter ses mains à ses oreilles mais elles refusaient de lui obéir. Ses gants tombaient en poussières, en fait c'était l'ensemble de ses mains et de ses gants. Il leva les yeux vers ses camarades et ne distingua plus que des silhouettes qui s'effritaient en particules grises, derrière eux le décor semblait s'effondrer sur lui-même. Il n'y avait plus de brasier, plus de corps, plus de montagnes, plus rien. Bientôt sa vue s'obscurcit et la perception de ce qui l'entourait cessa.

Et la terre était désolation et vide, et il y avait des ténèbres sur la face de l’abîme. Et l’Esprit de Dieu planait sur la face des eaux.

Commentaires

Cela me rappelle la fin terrifiante du roman de Virgil Georghiu, la seconde chance.

Écrit par : PE | 10/12/2011

Je ne connais pas.

Écrit par : Pharamond | 10/12/2011

C'est vous qui avez écrit ce texte, Pharamond? Il est très beau, il m'a bouleversée. Je ne veux pas vous faire rougir, mais je pense que vous avez un réel talent d'écrivain.

Écrit par : Gaëlle Mann | 10/12/2011

Oui, c'est moi qui l'ai écrit et je vous dis un grand merci pour vos compliments qui me touchent, mais sans vouloir vous contredire je crois que je suis bien incapable d'écrire autres choses que ces historiettes.

Écrit par : Pharamond | 10/12/2011

Vous avez tort de croire cela. Ce n'est pas une "historiette". C'est une nouvelle courte, mais tout y est dit, dans un style fort et dense. La chute est remarquable.
Croyez-moi, je ne cherche pas à vous flatter bêtement, ça n'aurait aucun sens. J'ai une certaine expérience de l'écriture. Je sais que vous savez écrire: dès les premières phrases, on est pris par le sujet, l'arrestation de ce "criminel de guerre", l'apparition de la femme. Vous devez donc continuer à écrire des nouvelles, sans vous tourmenter par des questions sur votre talent. Vous en avez! Il serait réellement dommage que vous ne donniez pas libre cours à votre talent, à votre imagination et à votre sensibilité.

Bien cordialement à vous!

Bon week-end!

Écrit par : Gaëlle Mann | 11/12/2011

Merci encore pour vos compliments et vos encouragements, je tâcherais de m'en souvenir dans mes moments de doute.
Ne m'en veuillez pas de ne pas vous souhaiter un bon week-end à mon tour mais à l'heure où j'écris ce commentaire nous sommes dimanche et il est 20h40.

Écrit par : Pharamond | 11/12/2011

Les commentaires sont fermés.