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04/12/2021

Carte blanche (31)

Laissée (indirectement) à Blumroch

Le dernier vampire était à l'agonie. Il n'avait rien eu de consistant à se mettre sous la canine depuis plusieurs semaines. Son organisme allait finir par plonger dans un état catatonique salvateur, risqué néanmoins -- le réveil n'était pas garanti.

Né en 1916, il regrettait la douceur de vivre de son avant-guerre. Déjà réactionnaire de son vivant, il n'avait pas apprécié, après sa conversion (mot qu'il préférait à transformation) en simultanément non-mort et non-vivant, la marche accélérée de la planète vers une forme de collectivisme despotique, dont les instruments de contrôle médico-social nuisaient à son existence au point de l'obliger à se retrancher de l'humanité pour fuir les incessants examens et la surveillance constante décidés par tous les gouvernements du monde sous les prétextes les plus grotesques dont son préféré, "le bien de la communauté", qu'il estimait le plus ignoble des mensonges.

De toutes les nuisances modernes, il maudissait surtout la carte d'identité numérique infalsifiable... qui ne l'était peut-être pas, mais malgré quelques efforts, les joies de la cryptographie sur courbes elliptiques lui resteraient éternellement un mystère, au moins autant que la décomposition en produit de facteurs premiers. Devenir immortel ne l'avait pas rendu plus intelligent.

En tout cas, plus question désormais de mener deux vies parallèles comme dans *Buffy*, *Moonlight* ou *The Masquerade*. Le vampire devait se cacher.

Aujourd'hui, réfugié dans un Paris qu'il ne reconnaissait plus, il avait élu domicile dans le métro. Ses rares sorties l'amenaient parfois à se nourrir d'un végan égaré dans la nuit à la recherche d'un magasin bio ouvert 24 heures sur 24. Le vampire n'aimait pas leur goût : leur sang était trop clair, en plus d'avoir un goût désagréable. Il préférait encore les rats qui prospéraient au point de faire fuir les chats -- animaux que notre créature se refusait à traquer, par humanité. Quant aux vendeurs et consommateurs de drogues, mieux valait les éviter totalement : les substances synthétiques dont ils étaient imbibés rendaient malade toute créature naturelle ou surnaturelle. Les prétendus exilés, prédateurs dont la présence lui était une offense, ne se déplaçaient qu'en groupes armés : les attaquer aurait été trop risqué. Ils étaient peut-être responsables de la disparition de ses congénères. Il était probablement le dernier de son espèce, se dit-il avec mélancolie. Dans un moment facétieux, il rendit hommage à Matheson comme à Bergier en se disant qu'il ne serait même pas une légende.

Le vampire ne devait plus compter que sur le hasard, et encore avec de la chance.

Cette nuit, s'il voulait prolonger sa survie (il n'osait plus dire : sa vie), il devait impérativement se nourrir et se nourrir vraiment. Avec la plus extrême prudence, il se déplaça dans le dédale du réseau souterrain pour émerger dans un quartier chic et tranquille. Il y avait repéré un endroit propice à la chasse, près du siège d'un parti politique et de quelques restaurants ouverts uniquement pour les riches et puissants, évidemment interdits au *pecus vulgare* confiné chez lui par la force des amendes et de sa lâcheté. "Ils n'ont que ce qu'ils méritent", pensa fugitivement notre vampire sec de cœur, concentré sur les rares silhouettes présentes dans les rues que n'éclairait que l'amicale clarté de la lune.

Pour la première fois de ses vie et non-vie, il eut une pensée reconnaissante pour HidalgogolE et ses complices tarécolos qui avaient récemment supprimé l'éclairage nocturne. Bénie soit la déesse Alea ! Une jeune femme se risquait dans une contre-allée obscure, seule, pour gagner sans doute sa trottinette électrique ou un immeuble proche.

Le vampire impatient fondit sur sa proie, y planta ses crocs avec bonheur. Il eut tout juste le temps de trouver suspecte l'âcre saveur métallique, ordinairement bienfaisante, du liquide chaud. La première gorgée lui donna le sentiment d'avaler de microscopiques lames de rasoir, et... vivantes.

Notre immortel, sur le point de connaître la terrible et définitive mort ultime, formula une dernière réflexion avant de se disperser en fines particules enflammées : "Zut ! Une quadruple vaccinée..."

 

Le Numéro Six referma alors son livre de contes, adressa un sourire aux trois enfants dont il avait la garde et leur dit, avant d'éteindre la lumière et de quitter la pièce pour rentrer chez lui au Village : "Voilà, vous savez maintenant pourquoi tous les vampires ont disparu. Bonne nuit, les petinenfants. Demain, le gentil docteur passera faire votre injection hebdomadaire."