03/02/2006
Le voilier qui prend l'eau
La course a commencé et les bateaux sont partis, chacun à son allure. Mais il en est un qui ne s’est toujours pas éloigné de la ligne de départ. Des autres navires ou de la rive on peut croire qu’il est vide ou que son équipage est constitué de paresseux qui se reposent indifférents à la course. La vérité est bien différente : tous sont dans la cale à essayer de colmater des voies d’eau. Une lutte dans la pénombre au moins aussi difficile que celle que se livrent les autres concurrents au grand jour. Il ne s’agit pas ici de choisir la bonne trajectoire, de régler de temps à autre la voilure et de tracer la meilleur route, mais de parer à l’urgence. Même si, évidemment, les dangers existent pour tous ; car personne n’est à l’abri d’une collision avec un autre voilier, d’un heurt avec un récif ou de l’arrivée de la tourmente. A tout moment des choix s’imposent à chacun et le drame peut surgir à tout instant. Mais quoi qu’il advienne, au moins auront-ils connu l’ivresse de la vitesse, l’air du large, la joie de la compétition.
Dans le bateau qui prend l’eau la lutte est toute autre ; ingrate, ignorée, sans fin ni récompense. Seulement un combat pour ne pas sombrer. Alors parfois la lassitude gagne ; cette envie de se laisser lentement couler ou de chercher un haut fond pour s’échouer et ne plus se battre. A l’image de ces épaves que l’on croise parfois avec un sentiment trouble de pitié mêlée à un peu de mépris : comment peut-on ainsi abandonner son navire ? Faut-il être faible ou incompétent pour commettre un tel acte sans raison majeure ? Avec souvent, aussi, un fugitif frisson dans le dos ; qu’a-t-il bien pu se passer dans cette coque dont on ne voit que l’extérieur lisse, vernie, sans avarie apparente ? Et bien peu se risquerait à mettre un pied sur le pont pour aller voir ce qui se cache à l’intérieur.
Les brèches sont-elles dues à une mauvaise conception ? ont-elles été provoquées ? volontairement ? quand ? par qui ? pourquoi ? Toutes ces questions doivent sans doute être posées mais leurs réponses sont secondaires, elles peuvent aider à comprendre la nature des avaries mais en aucun cas les colmater.
Le découragement ne doit pas s’installer, chacun doit retourner à son poste et lutter encore, pour ne pas se laisser déborder, avant qu’il ne soit trop tard. Car parfois on arrive à réduire les voies d’eau au point de pouvoir sortir sur le pont, de croire un instant que l’on est dans la course, avec du retard certes mais y être tout de même, sans songer à gagner cela va sans dire, mais juste faire comme si tout était normal, hisser un peu de voile et laisser le vent s’y engouffrer. Alors des autres bateaux on se dit que c’est pas trop tôt, qu’il était temps de se réveiller. Mais que répondre à leurs questions bien compréhensibles ? Expliquer que ce voilier qui paraît être conçu comme n’importe quel autre prend l’eau de toute part n’entraînerait qu’incrédulité, pitié ou agacement, après tout eux aussi ont leurs soucis et eux par contre se secouent. Et puis il est préférable de profiter de ce répit pour régater ne serait-ce qu’un peu plutôt que chercher à se justifier.
Mais bien vite l’embarcation prend de la gîte, les colmatages ont lâché. Tout le monde en bas ! L’accalmie aura été de courte durée et le retour à la réalité est bien douloureux. On y avait pourtant un peu cru cette fois. On s’habitue vite à faire comme si rien n’était. Alors on se dit que l’on ne se refera pas prendre la prochaine fois ; autant rester à l’intérieur. On y est pas si mal et au moins on est à l’abri du vent et de la pluie. On se ment. Dès que l’état du bateau le permet, tout le monde est sur le pont.
Un jour peut-être les réparations tiendront ou plus certainement l’équipage à bout de force se laissera submerger. Et les observateurs qui ne seront pas trop occupés à la manœuvre verront lentement cet énigmatique voilier s’enfoncer sans bruit dans les flots. Et quelques-uns, indulgents diront l’avoir vu parfois filer à grande vitesse. Si seulement il s’en était donné la peine il aurait sûrement eu toutes ses chances dans la course. Comment pourrait-ils comprendre qu’il rêvait de naviguer, simplement. Bientôt son souvenir s’effacera.
Alors on se dit qu’il y a forcement un responsable à ce gâchis. C’est pratique d'en vouloir à quelqu’un. Ça soulage de maudire la mer, les autres concurrents ou les concepteurs du bateau. Ça soulage mais ça ne sert à rien.
Alors ? Alors, rien. À l’horizon le soleil rougeoie et ce soir la mer est calme.
15:20 | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
Beau texte auquel on peut donner beaucoup de sens. Chacun peut y voir le voilier qu'il veut, on peut l'interpréter avec ses propres modes de pensée, c'est très bien!
Écrit par : traitdejupiter | 05/02/2006
ENtièrement d'accord.
Écrit par : Profdisaster | 06/02/2006
Merci à tous les deux.
Écrit par : Pharamond | 10/02/2006
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