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06/01/2015

La colonne

Le soldat le poussait sans ménagement vers l'hélicoptère posé à une cinquantaine de mètres, rotors au ralenti. Derrière eux, les grenades incendiaires avaient embrasé la minuscule maison dont on l'avait sorti. Ils avaient fini par le prendre ; après des années de traque ils lui avaient mis la main dessus dans cette misérable vallée des Carpates.

- Attends, on fait quelques photos ! lança le lieutenant.

Le commando se serra derrière le vieil homme qui était tombé à genoux, les flammes et les sommets enneigés en fond.

- Ça va avoir de la gueule, ajouta celui qui cadrait le petit groupe sur l'écran de son portable.

Un appel sur la droite mit fin à la séance. Un soldat arrivait en tirant une femme terrifiée par le bras.

- Elle était cachée derrière les buissons, et elle avait ça avec elle.

Il montra une sorte de cabas rapiécé d'où il extrait une demi miche de pain, une gamelle de soupe et une pomme.

- C'est une des femmes qui me portent à manger. Elles viennent du village d'en bas.

Les militaires marquèrent un temps d'arrêt, c'était la première fois qu'ils entendaient le son de sa voix. Il essuya le sang qui coulait de ses narines d'un revers de manche et continua :

- Laissez la partir... s'il-vous-plaît.

Il avait failli dire « pour l'amour de Dieu ».

Le soldat qui tenait toujours la femme par le bras interrogea son supérieur du regard. Celui-ci ne répondit pas mais se pencha vers l'homme à genoux :

- Tiens donc, non seulement t'es pas muet mais tu parles notre langue... OK, je la laisse partir si tu me dis à quoi ça servait tous tes trucs dans la maison.

- Mes trucs ?

- Ton Dieu sur sa croix, les images de cette femme, les bougies...

- C'était mon autel.

Sa curiosité piquée, le lieutenant s'accroupit pour être à la hauteur de son interlocuteur.

- Et ça sert à quoi ?

- À prier... Les prières sont les colonnes des Cieux, elles...

Il ne put en dire plus, derrière eux la maison s'effondra avec fracas. Surpris, celui qui tenait en joue la femme ouvrit le feu. Sans un cri elle bascula en arrière, les bras en croix. Le fichu qui lui couvrait la tête se défit et ses cheveux blonds s'étalèrent autour de son visage. Le soldat regarda le corps, son arme, puis son chef et haussa les épaules, penaud.

- Pourquoi ? Elle n'avait rien fait.

L'officier se redressa, regarda le cadavre et finit par lâcher :

- Un accident, c'est rien qu'un putain d'accident.

- Non, vous l'avez abattue, si vous n'étiez pas venus elle serait toujours en vie. Laissez-moi prier pour toute cette...

Il chercha vainement un mot pour exprimer le gâchis qui l'entourait.

- Tu feras rien du tout. Tu vas simplement te relever et venir avec nous.

Pour appuyer son ordre il avait sorti son automatique de son étui et le pointait vers le front de son prisonnier, mais celui-ci restait à genoux et avait joint les mains.

« Vous savez, je suis le dernier » furent ses ultimes paroles. Le lieutenant aurait dû obéir aux consignes et le ramener vivant, il aurait pu le faire traîner de force mais l'attitude de défi de ce vieil homme qui devait peser deux fois moins que lui lui parut soudain insupportable. C'était stupide, il le savait, mais c'était incontrôlable.

Dans l'hélicoptère, le pilote suivait les événements depuis son siège. Il vit la flamme sortir de l'arme et entendit la détonation assourdie par son casque. Et puis plus rien, il lui sembla être devenu sourd. Il voulut porter ses mains à ses oreilles mais elles refusaient de lui obéir. Ses gants tombaient en poussières, en fait c'était l'ensemble de ses mains et de ses gants. Il leva les yeux vers ses camarades et ne distingua plus que des silhouettes qui s'effritaient en particules grises, derrière eux le décor semblait s'effondrer sur lui-même. Il n'y avait plus de brasier, plus de corps, plus de montagnes, plus rien. Bientôt sa vue s'obscurcit et la perception de ce qui l'entourait cessa.

Et la terre était désolation et vide, et il y avait des ténèbres sur la face de l’abîme. Et l’Esprit de Dieu planait sur la face des eaux.