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04/12/2014

La thérapie

Une salle avec un pupitre derrière lequel une femme d'une cinquantaine d'années se tient debout, sourire aux lèvres, devant elle, un parterre d'une trentaine de chaises à moitié occupé.

L'animatrice, rayonnante :

- Bonsoir à tous et merci d'être venus aussi nombreux encore une fois. Ce soir, nous accueillons un nouvel ami ; je vous présente Pharamond.

Au premier rang un homme se lève et va rejoindre le pupitre, embarrassé.

Le public, en chœur :

- Bonsoir Pharamond !

L'animatrice s'écarte avec un large sourire et laisse la parole au susnommé.

Celui-ci, après s'être raclé la gorge :

- Bonsoir à tous... euh... je ne sais pas trop par quoi commencer... C'est un peu confus pour moi... bon, tant pis ! je me lance. Voilà, ça doit maintenant remonter à 2 ou 3 ans, ça a commencé par ce que le soir je n'avais plus envie de regarder la télé. Au début, je n'ai pas fait attention, c'était que de temps en temps, ensuite c'était de plus en plus souvent, et puis j'ai finis par ne plus la regarder du tout. À la place je lisais, je surfais sur le net ou j'allais voir des amis. Quoique, malheureusement, chez eux il y avait souvent la télé allumée, et ça m'agaçait. Il m'arrivait parfois - j'ai honte de le dire - de leur demander de l'éteindre puisque personne ne la regardait, ni eux ni leurs enfants, qui de toute façon l'avaient dans leur chambre.

Dans le public, certains hochent la tête pour acquiescer, en connaisseurs.

- Oui, j'ai fait ça... et même bien pire ensuite. Des choses bizarres se passaient en moi, je n'arrivais plus à écouter la radio sans trouver affligeant ce que disaient les animateurs qui, les pauvres - j'en ai conscience maintenant - , ne faisaient que leur travail, c'est-à-dire amuser leurs auditeurs. Les journaux me paraissaient tout à coup remplis de mensonges, les discussions amicales autour d'un verre, truffées de lieux communs et d'incohérences.
Il s'arrête une seconde, boit une gorgée à la bouteille d'eau minérale certifiée "commerce équitable" placée devant lui et reprend :

- Et puis ça a été la dégringolade, tel copain d'enfance devenu responsable marketing dans une boîte d'informatique, une personne estimable entre toutes, m'apparut soudain fat et inintéressant, tel autre qui me racontait régulièrement ses ébats sexuels dans le détail et les subtiles astuces sans cesse renouvelées pour tromper sa femme me parût tout à coup immorale et même vaguement répugnant. Je n'étais plus moi-même. Un soir, alors qu'une ex était venue chez moi pour me raconter ses déboires amoureux comme à chaque fois qu'un ignoble macho la larguait, je me suis endormi sur le canapé en l'écoutant alors qu'il n'était à peine que 3 ou 4 heures du matin... Oh ! que j'ai honte, si vous saviez comme j'ai honte ! Parfois, c'est comme si quelqu'un d'autre parlait avec ma bouche sans que je puisse rien faire, et je disais des trucs affreux, qui font mal. Un soir, j'ai dit à des amis - puissent-ils me pardonner - qui voulaient offrir un DVD de Bigard à leur grand-mère que personnellement je le trouvais de moins en moins drôle et de plus en plus vulgaire. Une autre fois, j'ai dis à ma nièce que je n'aimais pas Patrick Bruel, oui, vous avez bien entendu : Patrick Bruel, un gentil gars comme lui qui chante avec les Enfoirés. J'ai même - quelle horreur ! - ouvert un blog.

Dans le public il y a des "Oh !" choqués mal retenus.

- J'y déversais ma méchanceté, ma haine pathologique du monde et de mes semblables, avec dans l'idée - j'en suis sûr maintenant que j'y vois plus clair - de blesser mes contemporains, de salir toutes ces personnalités qui ne pensent qu'à notre bonheur.

Il s'arrête encore, essoufflé, puis reprend, la gorge un peu nouée :

- Je crois aussi que je voulais entraîner d'autres personnes avec moi. Je sais, c'est dégueulasse, mais je l'ai fait. J'étais devenu une bête immonde, un suppôt du mal. Oh ! par pitié, ne riez pas. Ces mots me semblent bien faibles par rapport à ce que j'étais devenu. J'en étais venu à passer devant une affiche de de Villiers sans penser à l'arracher, à ne pas être attendri par une interview d'Emmanuelle Béart, à dire à des jeunes qu'il ne fallait pas croire tout ce qu'on entend et quantité d'autres choses aussi épouvantables... Il m'arrivait même d'être fier de moi à certains moments. Et puis un jour, je ne sais pas trop pourquoi, j'ai douté. Et un ami - l'un des rares qu'il me restait - me parla de l'AMPA, l'Association des Mal-Pensants Anonymes. J'ai tout d'abord refusé : "c'est vrai, il m'arrive de ne pas penser comme la plupart des gens, mais ça arrive à tout le monde !" ou "ce n'est que de temps en temps" ou encore "j'arrête quand je veux" et toutes les fadaises que l'on peut dire quand on est gravement malade... Et puis j'ai franchi le pas, et me voilà devant vous. J'espère n'avoir choqué personne. Merci.
Dans l'auditoire il y a une ou deux secondes de silence et puis ce sont les applaudissement et des "Bravo Pharamond !" L'animatrice s'approche du pupitre en applaudissant, attendrie.

- On applaudit bien fort Pharamond pour sa courageuse prestation.
Le public s'exécute, Pharamond baisse les yeux, ému.
- Nous souhaitons tous une bonne guérison à notre nouvel ami. Il va sans dire que j'ai bon espoir, il m'a confié qu'il recommençait déjà à regarder la télévision.
Pharamond gêné quoique flatté :

- Vous m'aviez promis de ne pas en parler la première fois.

L'animatrice, complice :

- Allons, il faut savoir se mettre en valeur pour progresser.

Puis, pour l'assemblée :

- C'est tout pour ce soir. Au revoir, merci à tous, et n'oubliez pas : à la semaine prochaine, même jour, même heure.

Le public se lève, certains vont serrer la main du héros de la soirée pour le féliciter ou échanger quelques mots avec lui, une femme s'essuie les yeux.

Sur le chemin du retour, la radio diffuse une chanson de Yannick Noah et quand elle s'achève Pharamond constate, euphorique, que l'idée de changer de station ne lui a même pas effleuré l'esprit. Peut-être même, se dit-il, ce week-end irait-il acheter l'album. Pourquoi peut-être ? C'était sûr et certain, il irait l'acheter ! Pharamond pense alors avec délectation qu'indéniablement il est sur la voie express de la guérison.